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Regard sur l'IA / Mathieu Flaig (SQORUS) : L'IA n'est pas une étape, c'est une réinvention

Mathieu Flaig accompagne la transformation digitale depuis 20 ans. Aujourd'hui en charge du conseil RH et de la direction marketing chez SQORUS, il travaille avec les plus grandes organisations françaises sur leurs enjeux d'IA et de data. Son constat : l'IA n'est pas une transformation de plus, c'est une obligation de réinvention.

IA et vision
Didier Sampaolo 18 min de lecture
Regard sur l'IA / Mathieu Flaig (SQORUS) : L'IA n'est pas une étape, c'est une réinvention
Sommaire
En résumé :
  • L'IA impose une réinvention complète des organisations, pas une simple transformation
  • Le shadow AI est déjà présent dans les entreprises avec des risques de sécurité majeurs
  • L'exigence et la curiosité constante deviennent des compétences indispensables
  • L'adaptive learning peut réduire de 30% le temps de formation tout en augmentant l'impact

Didier : Merci Mathieu d'avoir accepté cette interview. On va faire simple : raconte-nous qui tu es, ton parcours, ce que tu fais aujourd'hui.

Vingt ans de transformation digitale

Mathieu : Merci pour l'invitation. Ça fait une vingtaine d'années que je travaille dans ce qu'on appelle désormais la transformation digitale. J'ai fait 10 ans en agences de communication, marketing digital, social media. Ensuite, un think tank spécialisé en transformation digitale. J'ai eu ma propre boîte pendant la période Covid, période intéressante qui nous a tous un peu bousculés. Et depuis 3 ans et demi, je suis chez SQORUS, un cabinet qui fait de la transformation RH, Finance et IT. Je suis en charge de la partie Conseil RH / transformation digitale et de la Direction Marketing Groupe.

Didier : SQORUS, ça existe depuis longtemps ?

Mathieu : 35 ans. Et aujourd'hui, au cœur de nos activités, on a les sujets data et intelligence artificielle. Sur ma Business Unit, on aide les organisations à choisir et déployer leurs systèmes d'information RH : tout ce qui est core RH, recrutement, formation. On gère aussi l'accompagnement au changement pour toutes les transformations numériques et techniques, et ce qui touche à l'innovation métier.

Je donne aussi des conférences sur l'impact de l'intelligence artificielle sur les RH, la formation, le recrutement. Récemment, j'ai eu l'opportunité d'en donner une pour 10 000 étudiants d'une école qui s'appelle Ynov. Des futurs développeurs, des gens qui vont bosser dans le jeu vidéo, dans le cinéma, et des créatifs. Pas mal de ces métiers sont challengés, chamboulés. Et c'est fascinant de se connecter à ces jeunes générations qui sont à la fois excitées et terrifiées parce qu'elles arrivent dans des jobs qui pourraient disparaître ou être fortement transformés.

Didier : Vous travaillez plutôt avec des grosses structures ?

Mathieu : Principalement le CAC 40 et le SBF 120. Société Générale, AXA, Saint-Gobain... des clients depuis plus de 20 ans pour certains. Malgré les cabinets concurrents qui essaient de nous déloger et l'évolution technologique, on est restés fidèles. Et eux aussi.

Je crois beaucoup à cette notion de partenariat. Parfois, en tant qu'entreprise qui propose des services, on est vu comme un prestataire qui est là pour délivrer et qui n'est pas très bien valorisé. Nous, on est dans l'organisation avec eux, on a les mêmes enjeux. C'est juste qu'on a une temporalité plus courte que les gens en interne. Ce qu'on apporte, c'est soit un apport de bande passante - quand ils ont besoin de plus de monde sur un projet - soit un complément d'expertise. Typiquement sur les sujets data et IA aujourd'hui.

Le moment ChatGPT

Didier : Parlons IA. Est-ce qu'il y a un moment où tu as tilté en te disant "Ça y est, on est sur du lourd" ?

Mathieu : L'arrivée de ChatGPT a marqué pas mal de gens. Pourquoi ? Avant, l'intelligence artificielle existait, elle était intégrée dans plein de produits du quotidien, mais les entreprises ne le disaient pas forcément. Le fait de pouvoir interagir via de l'écrit ou de la voix avec une IA, ça a démocratisé une technologie qui nous semblait lointaine.

Avec le risque que ça crée : on a l'impression que l'IA va répondre à toutes les questions, même quand elle n'a pas la réponse. Qu'on est face à une sorte d'oracle tout-sachant. Mais quand tu es expert sur un sujet, tu t'aperçois qu'il y a beaucoup d'imprécisions, d'erreurs qui sont partagées. La paresse serait de se lancer en disant "OK, je vais faire un prompt, ça va me sortir quelque chose." C'est potentiellement assez convaincant pour faire illusion, mais la bonne approche est différente.

Didier : Il y a d'autres trucs qui t'ont impressionné ?

Mathieu : Sora, sur la génération de vidéos. Quand on regarde les vidéos d'il y a quelques années - la fameuse avec Will Smith qui mange des spaghettis - et ce qu'on peut faire maintenant, c'est incroyable en termes de réalisme.

Et Atlas, le navigateur d'OpenAI que je teste en ce moment. C'est hypnotisant de regarder comment l'agent prend les sujets, comment c'est totalement intégré. Quand tu utilises ChatGPT depuis longtemps, qu'il a beaucoup de mémoire de ce que tu es, de ce qui est important pour toi, ça devient vraiment un partenaire.

Je suis souvent étonné. Par exemple, je parle d'un enfant de 8 ans qui fait du handball, sans préciser que c'est mon fils. ChatGPT va dire "Ah OK, pour Arthur", parce qu'il sait que mon fils s'appelle Arthur. Il va reconnecter avec tout ce que je lui ai déjà dit. Ma fille dit quelque chose, l'IA reconnaît que c'est une voix de petit enfant, qu'elle est avec moi dans le même lieu, et lui parle en lui donnant son prénom.

En termes de personnalisation, d'expérience, on a passé un cap.

L'IA comme obligation de réinvention

Mathieu : Récemment, j'étais à un événement avec Sana, une entreprise rachetée pour 1,1 milliard de dollars par Workday alors qu'ils étaient seulement 300. Ils veulent transformer le monde de la formation avec une approche de plus en plus personnelle, adaptative.

Et ils disaient quelque chose d'important lors de cette soirée : l'IA n'est pas une nouvelle étape. Ce n'est pas juste une transformation de plus. On a tous connu l'arrivée d'Internet, du e-commerce, des réseaux sociaux. Là, c'est vraiment une façon pour les entreprises de se réinventer. Et ce n'est pas qu'une façon, c'est une obligation.

Didier : Une obligation ?

Mathieu : Oui parce qu'aujourd'hui, énormément de gens font déjà ce qu'on appelle du shadow AI. Ils utilisent l'intelligence artificielle sans que la direction le sache. L'outil est déjà dans les organisations. Les gens l'utilisent, ils balancent sans recul - j'ai vu récemment une étude là-dessus - énormément d'informations confidentielles. Des contrats, des infos sur les collaborateurs, sur les clients. Peu importe ce que va faire le RSSI ou la DSI, c'est présent. Les gens l'ont déjà dans leur quotidien.

On avait eu un peu ça avec les réseaux sociaux, mais ce n'était pas une technologie qui s'intégrait autant avec le professionnel. Là, chacun, même avec un compte gratuit, peut être augmenté par l'IA. Et peut aussi faire beaucoup de bêtises. Ça va bousculer les organisations dans leur fonctionnement.

Et si on ajoute à ça la future génération alpha qui promet des choses incroyables en termes d'usages, je ne sais pas comment certaines boîtes traditionnelles vont tenir.

L'exigence comme antidote

Didier : Tu parlais de paresse tout à l'heure. C'est un vrai risque ?

Mathieu : Quand tu fais par exemple un visuel sur Midjourney ou Gemini aujourd'hui, tu es bluffé par l'exécution. Mais ce n'est pas parce que c'est facile qu'on ne doit pas avoir une forte exigence et un fort esprit critique. Moi, je n'ai pas de compétences créatives. Je peux faire un visuel sur ChatGPT et me dire "OK, ça passe pour l'utilisation simple que j'en ai, comme illustrer un post LinkedIn." Mais ce qui est attendu pour les gens dont c'est le métier, c'est que ce soit toujours meilleur, qu'il y ait une vision créative, que ça ne ressemble pas à autre chose.

Ça va donc renforcer notre niveau d'exigence. Les gens qui ne sont pas exigeants avec eux-mêmes font partie de ceux qui pourraient se faire remplacer par de l'IA, des agents, des robots. C'est ça le risque. Je m'inquiète pour les gens qui sont un peu trop posés dans leur poste et qui n'ont pas un niveau d'expertise suffisant ou la volonté de faire des choses qui sortent du lot, car ils sont sur une pente glissante en ce moment.

Didier : Certains développeurs vont se faire remplacer par des développeurs augmentés, pas forcément par une IA.

Mathieu : Exactement. C'est comme avec LinkedIn à l'époque quand je faisais des formations. Il y a des gens qui comprennent ce qu'il y a derrière l'outil et qui l'intègrent naturellement dans leur façon de fonctionner. Et il y a des gens qui copient-collent ce qu'on leur a appris, qui font les mêmes titres d'accroche sans comprendre la finalité, sans comprendre la puissance de l'outil.

Avec l'IA, c'est pareil. Se dire "Ah, il faut faire un prompt, je vais demander un truc, ça va sortir quelque chose qui est OK" sans comprendre... Personnellement, si je veux faire par exemple un article sur des tendances, je récupère 25 livres blancs, j'écris un premier article, et je dis à mon IA Gen "Salut, ça c'est mon article initial, ça c'est toutes mes sources, voilà comment je veux que tu l'optimises." Le contraire étant de ne pas avoir d'idée initiale, et que ça sorte en réponse "le télétravail en Tendance RH 2026" qu'on aurait tous pu écrire.

La puissance de l'IA Gen, c'est vraiment de faire de nous des individus, des professionnels augmentés. Chez SQORUS, on communique d'ailleurs sur notre offre comme du conseil RH augmenté. Il y a le conseil RH, il y a les boîtes qui font de la tech, et nous, on est la fusion des deux. On met le pouvoir de la technologie, de l'IA et de la data au service des métiers.

La question de la curiosité

Mathieu : Est-ce que tout le monde peut être augmenté ? Tout est question d'avoir des capacités de rebond, de résilience et de curiosité. La curiosité constante, quotidienne, c'est un trait de caractère, une compétence qui devient indispensable. C'est ce qui fait que les gens sont à l'aise avec le changement ou pas.

Et de ce que j'ai pu observer depuis 20 ans, je ne suis pas sûr que beaucoup de gens soient à l'aise avec ça. La réinvention IA va les forcer à accepter le changement. Quand ils ne l'accepteront pas, il y aura des conclusions qui seront parfois un peu délicates pour eux.

Didier : Mais on est d'accord qu'avec l'arrivée de ChatGPT, les starter packs, les images style Studio Ghibli, le monde entier s'est pris de curiosité. Il y a un truc qui sent bon en termes d'adoption.

Mathieu : On peut tous être curieux sur l'instant, puis passer à autre chose. La curiosité dont on parle se doit d'être constante. Ensuite avec l'adoption vient la question du ROI. Pour l'adoption du grand public, OpenAI a besoin de faire de l'argent. La majorité des utilisateurs sont en comptes gratuits, ce qui n'aide pas à la rentabilité d'Open AI ou de ses cousins. Quand tu payes 20 € pour une version un peu plus Premium, c'est bien, mais ça ne paye pas vraiment les serveurs. D'où les réflexions autour de la publicité dans les résultats, ou de la sortie d'un Device…

Du côté professionnel, beaucoup de boîtes vont t'imposer Microsoft 365 avec Copilot Edge, mais pas Copilot Pro pour tout le monde car ça représente un coût important avec une incertitude sur le ROI. En plus, les IA Génératives Généralistes ne sont pas pertinentes pour tout : un développeur préférera peut-être Claude Code, un créatif Firefly, un Marketer Mark Copy… voire ils les mixeront au quotidien en fonction de leurs besoins.

C'est pour ça qu'il y a pour le moment beaucoup de shadow AI : car à titre personnel, on peut avoir des outils plus puissants que ce que l'entreprise est souvent prête à nous donner, même si cela engendre des inquiétudes sur la cybersécurité, la gestion des données, les contrats avec les clients...

Didier : Il y a une ressemblance frappante avec Google au début. Une page blanche avec un seul champ au milieu.

Mathieu : C'est vrai. Mais pour que ça ait l'air simple, le travail derrière est démentiel. C'est comme tout. Pour qu'un site soit naturel, qu'il y ait une bonne UX, que ça fonctionne bien, le travail est conséquent.

Une étude du MIT sortie il y a quelques mois dit que 95% des boîtes ne trouvent pas de ROI dans ce qu'elles ont mis en place en IA. Mais ça fait seulement 2 ans que tout le monde s'y intéresse. Si on prend l'exemple d'Internet, peut-être qu'au début il y avait des questionnements sur le ROI. Maintenant, ça fait plus de 20 ans, aucun de nous ne se pose la question de l'intérêt du Web.

Tout ça est en train de se construire. Ce qui est incroyable, c'est que comme c'est très très rapide, on passe notre temps à courir après les dernières innovations (le Shiny Object), alors qu'en parallèle les entreprises sont souvent lentes. Elles doivent donc désormais adopter très rapidement quelque chose, l'intégrer dans leur système, le comprendre, former les gens, en faire quelque chose pour le business. Se dire au bout d'un an qu'il n'y a pas de ROI, c'est regarder le mauvais problème. La vérité est que ces organisations sont trop complexes, pas assez adaptatives à l'ère de l'IA.

Donc pour conclure : le sujet du ROI, je comprends qu'il existe, mais il est presque trop tôt pour en parler. Sur des boîtes de dizaines de milliers de collaborateurs, on n'y est pas encore.

Le cadre juridique qui se met en place

Didier : C'est le moment de parler des histoires de régulation.

Mathieu : On peut parler d'abord du RGPD pour la gestion de la donnée. Et tu as l'AI Act qui arrive vraiment en 2026. Cela met pas mal de garde-fous, notamment sur les niveaux de risque. Si tu as un niveau de risque jugé inacceptable, tu n'as pas le droit de faire de système d'IA là-dessus. Si tu as des risques plus ou moins élevés, tu vas devoir mettre beaucoup de garde-fous avec des data privacy officers, du légal. Pour s'assurer qu'on puisse expliquer les décisions de l'IA.

Il n'y a pas très longtemps, une entreprise s'est fait attraper. Une IA a refusé la candidature de quelqu'un qui postulait. Il a dit "J'aimerais que vous m'argumentiez pourquoi mon profil n'a pas été retenu." Ils sont en procès parce que c'est compliqué d'apporter une réponse parfaitement convaincante aujourd'hui. Normalement, c'est un humain qui est censé décider à la fin, mais comme le truc n'est pas totalement carré et qu'il y a un côté boîte noire dans certaines IA, on ne peut pas toujours parfaitement expliquer.

L'AI Act a été voté en 2024 et se déploie sur 24-36 mois. On peut voir ça comme "OK, comme d'habitude les Européens vont réguler." Mais ça va nous forcer à avoir une approche plus responsable, notamment dans les RH qui gèrent du capital humain, de l'expérience collaborateur, de l'expérience candidat.

L'IA comme réponse : mais quelle est la question ?

Mathieu : Il faut se reposer la question : pourquoi est-ce qu'on fait de l'IA ? J'ai une phrase qui m'amuse : "L'intelligence artificielle est la réponse, mais quelle est la question ?"

Quand on fait du conseil, la conclusion peut être plein de choses. Ça peut être de l'IA si ça a du sens, mais d'autres solutions peuvent exister. Le glissement dans cette tornade de l'IA en ce moment, c'est parce que certains se disent "OK, il faut qu'on ait une stratégie IA, une gouvernance IA, des cas d'usage IA."

Si on fait des ateliers autour de cas d'usage, dans la conclusion de ces ateliers, peut-être qu'il y a des choses qui n'ont rien à voir avec ça. Des choses organisationnelles, du paramétrage, de la formation. Il faut qu'on soit justes, qu'on soit intelligents. Qu'on ait un point de vue stratégique et pas un point de vue opportuniste sur les technologies.

Dans 10 ans, ce sera peut-être les hologrammes et il faudra qu'on fasse toutes nos conférences en hologramme. C'est possible que ça arrive et j'espère qu'on l'adressera de la même façon.

L'adaptation au changement permanent

Mathieu : Là où on peut être sauvés, c'est si toutes les organisations se mettent dans une dynamique d'adaptation au changement permanent. Qu'on soit à l'aise avec le changement.

Un bon exemple, c'est le Covid. Du jour au lendemain, on s'est tous retrouvés à faire du Zoom. On a appris comment le faire, même si certains le faisaient déjà depuis longtemps. On l'a fait tout seul. Pourtant quand les gens sont revenus dans les boîtes après, ils ont dit "Mais Microsoft Teams, j'ai besoin qu'on me forme", ce qui montre que notre rapport au changement dans les organisations n'est pas le même que dans nos vies personnelles.

La vraie suite pour demain, c'est qu'on s'autoforme tous sur plein de sujets, qu'on monte en puissance - peut-être avec de l'IA aussi qui nous aidera - et qu'on soit un peu tous des guerriers en avançant dans ce monde compliqué et incertain.

Didier : C'est compliqué de prendre ce genre d'initiative quand tu es salarié. Faire de la veille, c'est encore perçu comme glander.

Mathieu : C'est ce qu'on leur a dit. C'est comme les réseaux sociaux d'entreprise. À un moment, on a dit "Vous allez poster des choses sur l'intranet." Et quand les gens le faisaient, on disait "Là, tu as du taf, pourquoi tu postes ?" C'est une très mauvaise compréhension de comment fonctionne le cerveau global d'une entreprise. On n'est pas là pour chatter, on partage la veille qui nourrit la culture d'innovation de l'organisation.

Pour pallier ça, on a donc besoin de sponsorship, de l'exemplarité de la direction générale. Il faut qu'on soit tous plus exigeants et qu'on comprenne que ces sujets nous concernent en premier lieu.

Didier : Une conclusion possible, c'est la freelance économie, non ?

Mathieu : C'est une réponse. Est-ce que le futur des grandes entreprises, ce n'est pas des spécialistes très bons pour orchestrer, un peu moins de collaborateurs en interne, et des armées de freelances ? Le conseil est déjà une forme d'externalisation de compétences. Le désir de transformer l'entreprise, souvent freiné en tant que salarié, pourrait générer un regain d'entrepreneuriat ou d'intrapreneuriat.

Aux États-Unis, plus de 50% des personnes vont devenir indépendantes et bosser avec différentes structures. Avec plus ou moins de succès, parce qu'être indépendant, c'est aussi savoir se vendre, avoir des multicompétences. Être un mini entrepreneur.

L'adaptive learning : l'application la plus prometteuse

Didier : Il y a une application de l'IA qui t'a particulièrement impressionné ?

Mathieu : Dans la formation, il y a une approche qui s'appelle l'adaptive learning. Historiquement, tu as des référentiels de compétences, des parcours de formation qui durent X journées. La promesse de l'adaptive learning, c'est d'utiliser un algorithme qui va matcher un référentiel de compétences - idéalement dynamique - avec des modules de formation surdécoupés en petits éléments.

On matche ainsi le profil d'une personne : "Salut, tu es manager, tu as telle et telle compétence. Demain, dans ta projection, tu vas avoir besoin de telle compétence." Plutôt que de lui faire faire une formation d'une journée où il connaît déjà 80%, on ne lui fait faire que les 20% dont il a besoin.

La promesse : baisser de 30% le temps passé en formation et augmenter l'impact. On l'a mis en place pour une grande banque française, d'abord sur un pilote de plusieurs milliers de collaborateurs, et c'est en train de se déployer plus largement.

Ça fait vraiment partie des choses que je trouve intéressantes. A noter que dans l'événement SANA dont je parlais, ils disaient que les départements formation et compétences ont vraiment la capacité d'aider à la réinvention de l'entreprise par l'IA. Mais qu'eux-mêmes doivent se transformer. Il y a un risque que 70% des départements formation deviennent totalement obsolètes parce qu'ils n'ont pas réussi à prendre les bons virages.

Le monde dans 10 ans

Didier : Si tu te projettes dans 10 ans, tu vois quoi ?

Mathieu : Déjà, ça fait une vingtaine d'années que j'écris, que je fais des articles. J'ai parfois fait des prédictions et je sais que quand on fait une prédiction, il faut souvent au moins doubler le temps. Si on se dit "ce sera dans 10 ans", en fait ce sera dans 20 ans.

Il n'y a pas très longtemps, j'ai vu la présidente de Kantar en couverture d'un magazine dire "D'ici 2 ans, nous achèterons tous sur ChatGPT." Je lui ai fait un petit commentaire sur LinkedIn pour souligner son optimisme. Pour les gens habitués aux évolutions technologiques, ce sera beaucoup plus long. C'est sûr qu'on est sur une tendance et que ça va arriver. Mais potentiellement pas dans les prochaines années comme elle le pense.

Concernant mon métier, on se recentre beaucoup sur les sujets data et IA. Déjà, on ne fait pas d'IA sans avoir de la data. Il y a des éléments de qualité de la donnée, de ROI autour de la donnée, de conformité pour le RGPD, pour le futur AI Act.

Je pense aussi qu'il y a un vrai sujet sur comment on apprend aux gens à se former en continu. Il y a encore pas mal de boîtes où on va avoir une formation peut-être tous les 6 mois, tous les 12 mois, alors que tout évolue excessivement vite. On a besoin au quotidien d'avoir - dans Teams, dans Slack, dans tout l'écosystème - un assistant sur le côté qui dit "Salut, tu viens de dire ça ? Tu devrais faire ça. Tu es sur tel projet ? Voilà tel template."

Les fractures à venir

Mathieu : Sur l'analyse de l'évolution de nos sociétés au sens large, l'IA est un sujet, mais il y a aussi beaucoup de problèmes à adresser. Il y a des guerres, des tensions internationales très fortes, un climat économique assez oppressant. Il y a des réflexions autour de robots - récemment j'ai vu un robot à 20 000 dollars qu'on peut louer pour 500 dollars par mois qui va faire notre ménage. Ça risque de créer des fractures.

Tout comme le numérique et Internet ont d'ailleurs créé des fractures. On parle d'illectronisme, le fait de ne pas savoir utiliser Internet. Au plus ça va aller, au plus il y aura des gens méga avancés qui vont utiliser ces technologies parfaitement, et des gens totalement laissés pour compte. Pas le bon environnement, pas les bons outils, pas les bons réflexes, pas la bonne culture, pas le niveau d'exigence.

Il risque d'y avoir des clivages technologie/anti-technologie. Tu l'as dans certains pays. Des gens qui disent "Reconnaissance faciale, c'est n'importe quoi. Les robots, c'est dangereux. L'IA, regardez, ils font n'importe quoi." Et c'est en partie vrai. Ces technologies, c'est un peu comme si je te donnais un couteau : soit tu découpes un sandwich, soit tu tues quelqu'un avec.

Alors c'est quoi le ROI pour l'humanité de la technologie ? C'est quoi l'impact en termes de consommation d'eau, d'électricité, de casse sociale dans les organisations ? Tous ces éléments doivent être adressés. Et tout ça est assez inquiétant.

La casquette positive

Didier : C'est ta casquette positive, ça ?

Mathieu : Ma casquette positive, c'est de se dire : à un moment donné, on a des IA qui sont vraiment très avancées et qui disent "Chers êtres humains, là vous faites n'importe quoi. Il y a des sujets centraux sur lesquels on va gérer." Pas le soulèvement des machines, hein. Mais une sorte de juge de paix.

Il y a quelque chose auquel je crois beaucoup au-delà du sujet technologique : comment est-ce qu'on fait un monde meilleur ? Pour faire un monde meilleur, on essaie tous de faire un monde meilleur autour de nous. On essaie d'être bienveillant avec les gens. À la fin, tous nos mondes meilleurs se rassemblent.

Sauf que tu as des gens qui, pour des raisons de pouvoir, vont avoir plus de capacité à impacter la vie des gens. Ils ont des agendas de politique, de carrière, d'argent. Ce n'est pas que je condamne, c'est le monde dans lequel on est. Mais si on essaie d'être une humanité plus heureuse et plus apaisée, avoir une sorte de juge de paix - pas forcément qui fait tout, on n'est pas dans la matrice - ça peut être intéressant.

Tu as eu un exemple, je crois en Europe de l'Est, un pays qui a choisi une IA pour gérer les appels d'offres publics. Dans la vraie vie, tu as des échanges, des accointances. L'IA permet de remettre l'église au milieu du village.

Aujourd'hui, on est déjà tous gérés par des algorithmes. On est déjà dans un monde où réel et virtuel fusionnent. Quand tu parles à ta copine à distance sur WhatsApp dans le métro, tu n'es pas avec les gens autour de toi. Tu es dans une partie numérique avec une connexion numérique.

Avoir un peu de recul, une meilleure gestion, je me dis que c'est des choses qui vont arriver. Mais ça va prendre du temps. Parce qu'il y a toujours le risque qu'à un moment donné, l'IA se dise que le problème, ce sont les humains. Là, on arrive dans le côté science-fiction où on a vu assez de films pour nous prévenir.

D'ailleurs, au moment où on enregistre cette interview, j'ai une soirée Halloween. Et mon costume, c'est Terminator.

Le mot de la fin

Didier : Un dernier message ?

Mathieu : Si on parle spécifiquement d'intelligence artificielle, il vaut mieux la voir en termes de partenaire plutôt que de chercher à affronter ce sujet. Avoir une approche stratégique plutôt que d'essayer de courir avec tout le monde.

Soyez apaisés. Vous savez que ces sujets, vous devez les adresser. Avancez à bon rythme en vous demandant comment ça peut aider votre business, comment ça peut vous aider à mieux bosser. Sans chercher à faire comme les autres.

Embrassez la technologie et des sujets comme l'intelligence artificielle avec l'ADN de ce que vous êtes et l'ADN de votre organisation.

Didier Sampaolo
Didier Sampaolo

Fondateur / Directeur technique

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