Comprendre Adam, motiver Abraham : la double-clé de l'engagement des équipes

C'est le serpent de mer de tous les managers : garder une motivation haute, garantir l'engagement des salariés, réduire le turnover... C'est un sujet épineux qui touche évidemment à la psychologie du travail, mais bonne nouvelle : ça fait plus de 70 ans que Frederick Herzberg s'est penché sur la question, avec sa "Théorie des deux Facteurs", aussi appelée le "Mythe d'Adam et d'Abraham".

Motiver ses salariés : le mythe d'Adam et d'Abraham (Herzberg)
Sommaire
En résumé :
  • La motivation est double : Éviter l'insatisfaction (besoin d'Adam) et générer la satisfaction (besoin d'Abraham) sont deux défis distincts.
  • Le salaire ne suffit pas : Un bon salaire et de bonnes conditions évitent les plaintes, mais ne créent pas l'engagement réel.
  • Les vrais leviers : L'accomplissement, la reconnaissance, l'autonomie et l'évolution sont les moteurs profonds de la motivation durable.
  • Enrichissez les tâches : Plutôt que d'élargir (plus de la même chose), donnez plus de responsabilité et de sens pour construire un engagement réel.

Frederick Herzberg est un psychologue clinicien américain, dont les travaux s'inscrivent dans la continuité de ceux de Maslow, la fameuse "pyramide des besoins" enseignée au lycée (physiologiques, sécurité, appartenance, estime de soi, accomplissement), et ceux du controversé Henry Murray (ça a notamment été le professeur d'Unabomber, un terroriste qui envoyait des colis piégés, mais son CV ne s'arrête pas là), autour des besoins psychogéniques (accomplissement, affiliation, pouvoir, autonomie, reconnaissance, etc).

Herzberg a transposé ces théories des besoins dans le monde du travail. D'après lui, la motivation au travail tient à deux séries de facteurs :

  • Les facteurs d'hygiène (ou facteurs d'ambiance) : ils servent à éviter l'insatisfaction. Ils ne peuvent pas motiver les salariés, mais sont des prérequis. Leur absence est un malus.
  • Les facteurs moteurs (ou facteurs de satisfaction) : ils touchent directement au travail et à l'épanouissement (en haut de la pyramide de Maslow). Leur présence est un bonus.

Une double échelle de satisfaction

Ce qu'explique Herzberg, c'est que la motivation d'un employé n'est pas une échelle unique, mais double : il faut éviter l'insatisfaction ET générer la satisfaction. Les deux échelles sont indépendantes :

  • Un employé peut être très motivé (car son job est passionnant) tout en étant insatisfait (car son bureau est bruyant ou votre salaire trop bas).
  • À l'inverse, avoir un super salaire dans une ambiance géniale (zéro insatisfaction) ne suffit pas à le motiver si son travail est ennuyeux.

Ça permet de cartographier quatre types de profils.

Les 4 profils d'Herzberg

  • L'Engagé (hygiène élevée, moteurs élevés) : Motivé, satisfait, performant. C'est ce qu'on cherche : il faut le bichonner.
  • Le Frustré (hygière faible, moteurs élevés) : Aime son job, mais déteste les conditions. Risque de départ élevé, pour le même poste dans une autre entreprise qui paiera mieux (par exemple).
  • Le Quiet Quitter (hygiène élevée, moteurs faibles) : Bien payé, bonnes conditions, mais s'ennuie. Son risque, c'est le désengagement : il fait le minimum.
  • Le Détaché (hygiène faible, moteurs faibles) : Insatisfait et démotivé. Risque de turnover, mais aussi de toxicité, puisqu'il critiquera l'entreprise et affaiblira le moral des autres employés de son service.

Facteurs d'hygiène : le mythe d'Adam

L'homme "Adam" au travail cherche à échapper à la souffrance, à réduire la peine, à limiter l'inconfort, à minimiser les aspects négatifs de son environnement de travail : un salaire insuffisant, de mauvaises conditions, des relations conflictuelles, etc. Si ces éléments sont gérés, il évite la souffrance, mais n'est pas forcément motivé pour autant.

Si un seul de ces facteurs est "dans le rouge", il peut suffire à éclipser tout le reste et à créer une insatisfaction qui poussera le salarié à partir, même si son travail en lui-même est intéressant.

Le salaire, le statut et les avantages (La "Justice")

Ce n'est pas tant le montant absolu qui compte, mais le sentiment de justice et d'équité.

  • Le salaire : Est-il perçu comme juste par rapport au marché ? Est-il juste par rapport aux collègues à poste égal (équité interne) ? Les augmentations sont-elles transparentes ou opaques ?
  • Les avantages sociaux : La qualité de la mutuelle, les tickets-restaurants, le plan de retraite, le remboursement des transports. Une mutuelle médiocre est un irritant majeur.
  • Le statut : Le titre du poste est-il valorisant ou dégradant par rapport à la fonction réelle ? L'employé a-t-il les signes de reconnaissance attendus avec son niveau (un bureau, une place de parking, etc.) ?
  • La paie : Un détail qui tue : la paie est-elle versée en temps et en heure, sans erreur ? Des erreurs récurrentes sur la fiche de paie sont une source énorme d'insatisfaction.

Les conditions de travail (Le "Confort" et la "Friction")

Cela concerne l'environnement physique et les outils qui permettent (ou empêchent) de faire le travail.

  • L'environnement physique : Au-delà du bruit et de la chaleur, cela inclut la qualité de l'éclairage, l'ergonomie du poste de travail (une mauvaise chaise, un écran trop petit), la propreté des locaux, l'accès à un lieu pour déjeuner, etc.
  • Les outils de travail : C'est un point de friction majeur aujourd'hui. Un ordinateur lent, des logiciels qui plantent, des processus de connexion complexes (VPN), des outils inadaptés qui forcent à la double-saisie... tout cela crée une frustration quotidienne.
  • La charge de travail : Des horaires déraisonnables, une pression constante, l'incapacité à prendre des pauses.
  • La localisation : Un temps de trajet excessif ou un déménagement mal géré des bureaux.

Les relations (Le "Climat" managérial et social)

La qualité des interactions humaines est un facteur d'hygiène fondamental.

  • La qualité de la supervision (N+1) : C'est souvent le point le plus critique. Le manager est-il compétent ? Est-il juste ? Fait-il du micro-management ? Apporte-t-il du soutien ou seulement du contrôle ? Communique-t-il clairement ? Un mauvais manager est la première cause de départ.
  • L'ambiance avec les collègues : L'employé se sent-il intégré ? Ou y a-t-il des conflits, des clans, une ambiance toxique, du harcèlement ?
  • La relation avec l'entreprise (Culture) : L'employé est-il traité comme un adulte ou comme un enfant ? La culture est-elle basée sur la confiance ou la suspicion (ex: "fliquer" le télétravail) ?

La sécurité et les politiques d'entreprise (La "Stabilité")

Cela touche au besoin fondamental de prévisibilité et de règles du jeu claires.

  • La sécurité de l'emploi : La peur d'un licenciement, l'instabilité de l'entreprise, la précarité du contrat (CDD à répétition).
  • Les politiques et procédures (la "bureaucratie") : Les règles RH sont-elles claires, logiques et appliquées équitablement ? Ou sont-elles lourdes, kafkaïennes et arbitraires ? (ex: un processus de demande de congé ou de note de frais inutilement complexe).
  • La transparence : L'absence d'information sur la stratégie de l'entreprise, les rumeurs, le sentiment que "des choses se trament dans notre dos".

Facteurs moteurs : le mythe d'Abraham

L'homme "Abraham" au travail cherche la réalisation de soi : trouver un sens à ce qu'il fait, se sentir utile, avoir des responsabilités, progresser, être reconnu. C'est ce qui le pousse à s'épanouir et à se surpasser.

Ces facteurs de motivation sont ce qui permet au salarié de se dire : "Mon travail a du sens, je suis utile, j'apprends, je grandis, et je suis reconnu pour cela." Ils sont les moteurs du véritable engagement et de la performance, car ils répondent à des besoins intrinsèques de l'être humain.

L'accomplissement et la réalisation (le "sens du travail accompli")

  • Le sentiment d'avoir achevé une tâche significative : L'opportunité de voir le résultat concret de son travail, de mener un projet de bout en bout plutôt que de ne faire qu'une petite partie sans visibilité sur l'ensemble.
  • La capacité à résoudre des problèmes : Être mis au défi et avoir les moyens de surmonter des obstacles, de trouver des solutions.
  • La fierté du travail bien fait : Avoir des standards de qualité élevés et la possibilité de les atteindre, ce qui nourrit l'estime de soi professionnelle.

La reconnaissance (la "valorisation de l'effort")

  • La reconnaissance formelle : Félicitations publiques ou privées pour un succès, primes exceptionnelles (quand elles sont liées à un accomplissement spécifique), promotions.
  • La reconnaissance informelle : Un simple "merci" sincère, une appréciation du travail fait par le manager ou les pairs, un feedback positif régulier.
  • La visibilité des contributions : S'assurer que les efforts et les succès des employés sont visibles et compris par la direction.

Le travail en soi (l'"intérêt intrinsèque")

  • La variété des tâches : Éviter l'ennui et la monotonie en proposant des missions diverses qui exploitent différentes compétences.
  • La signification du travail : Comprendre l'impact de son propre travail sur les objectifs plus larges de l'entreprise, sur les clients, ou sur la société (le "pourquoi").
  • Le challenge et les défis : Proposer des missions qui poussent à se dépasser, à apprendre de nouvelles compétences, à sortir de sa zone de confort (sans tomber dans le stress excessif).

La responsabilité et l'autonomie (le "pouvoir d'agir")

  • L'autonomie décisionnelle : Avoir la liberté de choisir comment réaliser ses tâches, d'organiser son travail, de prendre des initiatives.
  • La délégation de responsabilité : Se voir confier des domaines ou des projets entiers à gérer, avec la confiance nécessaire pour les mener à bien.
  • La capacité à influencer : Pouvoir apporter ses idées, participer aux décisions qui affectent son travail ou l'équipe.
  • La gestion des ressources : Être en charge de budgets, de planning, ou d'équipes, ce qui accroît le sentiment de maîtrise.

L'avancement et le développement personnel (la "croissance")

  • Les opportunités de carrière : Des chemins de promotion clairs, même si ce n'est pas toujours vertical (évolution horizontale, expertise).
  • La formation et le développement de compétences : L'accès à des formations pertinentes, à du mentorat, à des projets stimulants qui permettent d'apprendre.
  • La progression professionnelle : Le sentiment que l'on ne stagne pas, que l'on évolue, que l'on devient meilleur dans son domaine.
  • L'accès à de nouvelles connaissances : Participer à des conférences, lire des ouvrages spécialisés, échanger avec des experts.

Comment agir sur les facteurs de Herzberg ?

Le réflexe est souvent de miser sur le salaire ou le confort. Mais attention : une fois que vous avez dépassé le niveau de base, en donner plus n'augmentera ni la motivation, ni la productivité. Cela évite juste les plaintes.

Pour créer une véritable dynamique, il faut agir sur le contenu du travail. Herzberg fait une distinction cruciale que l'on confond souvent :

  • L'élargissement des tâches (horizontal) : C'est demander à un employé de faire plus de tâches du même niveau. Cela ne motive pas.
  • L'enrichissement des tâches (vertical) : C'est donner des tâches plus complexes, avec plus de pouvoir de décision.

Concrètement, il faut réduire le contrôle et favoriser l'initiative. L'idéal est de permettre à une personne de réaliser une mission en entier, de A à Z, plutôt qu'un petit bout qui n'a pas de sens : c'est l'opposé exact du Taylorisme.

Pour l'employé, c'est une histoire de curseur

Chacun a un "curseur" personnel différent et se demande à quoi il est le plus sensible.

  • Une plus grosse paye à la fin du mois.
  • Une fonction plus intéressante qui va permettre de progresser.

Le choix n'est pas anodin, car il détermine la trajectoire de carrière et le sentiment d'épanouissement.

Il est essentiel d'identifier le seuil de tolérance "d'hygiène" de chacun (le minimum requis pour ne pas ressentir de frustration sur la qualité du travail). Toutefois, il faut garder à l'esprit qu'au-delà de ce seuil, un confort supérieur n'améliore pas l'implication. Les conditions externes servent uniquement à neutraliser l'insatisfaction, tandis que seuls les facteurs moteurs poussent au dépassement de soi.

La leçon d'Herzberg : la paix sociale n'est pas l'engagement

L'erreur managériale la plus fréquente est de croire qu'en gérant "Adam", on satisfera "Abraham". C'est penser qu'un bon salaire, des bureaux neufs ou une bonne mutuelle (facteurs d'hygiène) vont créer de la motivation.

En réalité, cela ne fait qu'acheter la paix sociale. Vous neutralisez l'insatisfaction, vous enlevez les "cailloux dans la chaussure", mais vous n'allumez pas l'étincelle de la performance. C'est l'image du babyfoot neuf qui prend la poussière dans l'open space : c'est un facteur d'hygiène, pas un moteur.

La véritable performance se construit en deux temps :

  • Neutraliser l'insatisfaction (gérer Adam) : D'abord, assurer des conditions d'hygiène justes et décentes. C'est le prérequis indispensable pour que les gens soient ouverts à la motivation.
  • Construire la motivation (nourrir Abraham) : Une fois le "bruit" des frustrations éliminé, activer les vrais leviers d'engagement par l'enrichissement des tâches, la reconnaissance, l'autonomie et le sens.

En résumé : ne vous contentez pas d'employés qui n'ont pas de raison de se plaindre. Construisez une organisation qui leur donne une véritable raison de s'engager.

Carole Colombier
Carole Colombier

Knowledge Manager

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