Le lundi, vous annoncez un nouvel outil d'IA pour "booster la prod". Le mardi, une nouvelle méthode agile pour "fluidifier les échanges". Le jeudi, une réorganisation pour "casser les silos". Et le vendredi ? On n'en peut plus.
Comme si ça ne suffisait pas, vous lisez les contenus de LVLUP (coucou 👋) qui vous donnent envie de bousculer encore plus de choses.
Quand vous demandez à vos équipes ce qui ne va pas, si vous avez la chance qu'elles vous répondent, elles vont bredouiller quelque chose à propos du "rythme" ou de la "charge". Derrière ces mots polis, se cache une dure réalité : la Change Fatigue, l'épuisement du changement permanent. L'être humain a besoin de stabilité, ça le rassure.
Quand l'écosystème est en hyper-innovation, le manager se retrouve coincé entre deux chaises :
- Ralentir pour préserver les équipes (et se faire bouffer par la concurrence)
- Accélérer au forcepts (et perdre ses meilleurs éléments en route)
C'est un faux dilemme, à condition de savoir s'y prendre.
Vouloir automatiser pour gagner en efficacité, ou tartiner de l'IA partout pour se la péter pendant les dîners mondain, ça s'entend, mais il ne faut pas que ça dégrade les conditions de travail de vos employés : dans cette édition, on va décortiquer pourquoi vos troupes décrochent, et comment concilier vitesse d'exécution et santé mentale.
(Pendant que j'y suis : si ce contenu vous plaît, n'hésitez pas à répondre à ce mail pour qu'on en discute. Et forwardez-le à vos contacts qui pourraient être intéressés, ça nous aide vraiment à diffuser la bonne parole.)
Comprendre les trois peurs
Quand un collaborateur traîne des pieds face à un changement, ce n'est pas de la "mauvaise volonté". C'est de la peur. Et il y en a trois, bien précises. On prend une situation pour mettre le doigt sur chacune, et ensuite on passe aux solutions pour que ça se passe bien.
1) "Je ne maîtrise plus rien"
Votre contrôleur de gestion a 56 ans, et plus de 30 ans d'expérience. Un cador. Aujourd'hui, on migre sur un nouvel ERP, avec des fonctionnalités IA avancées, et on pensait qu'il allait adorer. Pourtant, on voit bien qu'il n'est pas ravi.
Ce n'est pas qu'il a peur de la technologie. C'est qu'il a l'impression de perdre ce qui faisait sa valeur : sa connaissance fine des données, sa capacité à repérer les anomalies, son expertise.
Pourtant, vous l'avez fait former, sur une demi-journée, pour lui montrer où étaient les boutons.
Quand vous tournez le dos, il se demande s'il va s'en sortir, ou si sa fin de carrière vient de prendre un tournant inquiétant.
2) "On décide sans moi"
Après avoir longuement étudié les options, vous vous lancez, Vous changez enfin de CRM.
Ça ne rate pas : tout le monde se plaint, et trouve 1000 raisons pour lesquelles "l'ancien était mieux".
Le coeur du problème, ce n'est pas la résistance au changement, c'est le fait que le changement est imposé.
En grossissant le trait, le message que vous venez d'envoyer à vos équipes, c'est "je sais mieux que vous, à tel point que je n'ai pas besoin de votre avis". Sauf que sur le terrain, ce sont eux qui ont les mains dans le cambouis. Du coup, votre avis, ils s'en foutent aussi.
À force de tolérer ce genre de clashs, et d'utiliser votre autorité patronale pour imposer votre vision, vous faites une scission entre "vous" et "eux".
Au fond de lui, personne n'a envie d'être un simple exécutant.
3) "Je ne reconnais plus ma boîte"
Ça fait 5 ans que Sylvie travaille dans votre boîte. Elle aimait l'ambiance, la culture, la manière de faire les choses. Et puis tout change. Les valeurs, les méthodes, les outils, même les collègues, à cause du turnover, causé notamment par ces ambiance mouvante et axiogène.
Elle a l'impression d'être dans une entreprise différente, et ça la déstabilise.
On pense que "c'est l'évolution normale d'une entreprise" et qu'il faut "s'adapter ou partir". Mais en réalité, l'appartenance, c'est un besoin psychologique fondamental. Quand on ne se sent plus "chez soi", on décroche. On fait le minimum. On cherche ailleurs.
Et quand elle va se barrer, ça va vous coûter une fortune en recrutement, en formation, et en perte de savoir-faire.
Théorie de l'Autodétermination
Ces trois peurs touchent à trois besoins psychologiques fondamentaux : la compétence (maîtriser son domaine), l'autonomie (avoir son mot à dire), et l'appartenance (se sentir à sa place).
C'est ce que les psychologues appellent la Théorie de l'Autodétermination. Et c'est ce que Netflix applique pour générer 2,8 millions de dollars par employé (contre 400 000 dollars chez Disney).
Touchez à ces trois besoins, et vous tuez la motivation. Protégez-les, et vous libérez le potentiel de vos équipes.
Les 3 principes pour innover sans braquer
Pour arriver à aligner vos équipes vers votre nouvelle vision, il n'y a pas de formule magique, mais vous n'êtes pas le premier à avoir ce besoin, et ça a été étudié dans tous les sens.
Commencez simple (et livrez vite)
Le réflexe du manager passionné, c'est de vouloir "bien faire". Alors on anticipe tous les besoins futurs, on déploie une solution complète, on forme tout le monde en même temps, on change tout d'un coup.
Résultat ? Le projet dure 18 mois, coûte une fortune, et quand il arrive en prod, personne ne l'utilise parce que c'est trop compliqué et que les besoins ont changé entre-temps.
La meilleure approche, c'est de chercher des "Quick Wins" : commencez par le besoin le plus urgent, la solution la plus simple, l'équipe la plus motivée. Vous déployez en 3 mois, vous récoltez du feedback, vous ajustez, vous recommencez.
C'est le principe du YAGNI (You Ain't Gonna Need It) appliqué à la transformation : si vous n'en avez pas besoin maintenant, tout de suite, ça n'a rien à faire dans votre projet.
Exemple concret :
❌ Mauvais : "On va déployer une stratégie IA globale avec 5 outils et une formation de 3 jours pour tout le monde."
✅ Bon : "On va tester ChatGPT pendant 1 mois avec l'équipe marketing pour automatiser les briefs clients. Si ça marche, on étend."
Ça désamorce la peur de "ne plus maîtriser". Comme vous avancez par petits pas, vos équipes ont le temps d'apprendre, de s'approprier, de devenir compétentes sur chaque brique avant de passer à la suivante.
Co-construisez (sans tout démocratiser)
"Co-construire", ça ne veut pas dire "réunionite aiguë" ou "décider par vote". Ça ne veut pas dire que le stagiaire va choisir votre stack technique.
Impliquez les futurs utilisateurs dans la conception, pour qu'ils sachent POURQUOI on fait ce changement, et qu'ils puissent dire COMMENT ils bossent aujourd'hui.
Vos employés connaissent le terrain mieux que vous. Ils savent où ça coince, où ça traîne, où ça "saoule". Si vous ne les écoutez pas, vous allez résoudre des problèmes qui n'existent pas, et ignorer les vrais irritants.
Exemple concret :
❌ Mauvais : "Voici le nouveau CRM. Formation mardi, déploiement jeudi."
✅ Bon : "Notre gestion client doit s'améliorer. Vous, commerciaux, vous passez combien de temps par jour à saisir des données ? Quelles infos vous manquent ? Quels rapports vous serviraient vraiment ?"
Ensuite, vous prenez ces retours, vous concevez une solution (c'est VOUS qui décidez de la techno), et vous la présentez : "Voici ce qu'on a construit à partir de vos remontées. On teste avec 3 d'entre vous pendant 1 mois, puis on déploie si ça marche."
Ce que ça désamorce : La peur de "on décide sans moi". Parce que vos équipes ont eu leur mot à dire. Elles savent pourquoi l'outil existe. Elles imaginent les bénéfices. Elles ont envie de l'avoir entre les mains.
Et elles en parlent à leurs collègues, qui deviennent "hypés" en espérant que ça sera bientôt leur tour de profiter de toute cette manne technologique.
Formez en continu (pas en one-shot)
L'erreur classique : on organise une formation de 2h. On montre les fonctionnalités. On distribue un PDF de 40 pages. Et on se dit "Voilà, ils sont formés".
Trois mois plus tard, personne n'utilise l'outil. Ou pire : les gens l'utilisent mal, se plantent, et perdent confiance.
Former, c'est un processus continu. Pas un événement. Ça passe par trois choses :
- Des champions internes : Identifiez 2-3 personnes motivées par la nouveauté. Formez-les en profondeur. Faites-en vos ambassadeurs. Ce sont eux qui formeront les autres, en situation réelle, quand les questions se posent.
- Des canaux de feedback : Un Slack dédié aux "wins de la semaine" où chacun partage ce qu'il a réussi à faire avec le nouvel outil. Un canal #help où les gens posent leurs questions. Des ateliers mensuels où on partage les bonnes pratiques. Expliquez comment les feedbacks seront pris en compte, personne n'a envie de pisser dans un violon.
- Le droit à l'erreur : Netflix l'a compris : la confiance bat le contrôle. Plutôt que de tout verrouiller avec des règles strictes, donnez de l'autonomie. Laissez vos équipes expérimenter. Et quand elles se plantent, accompagnez-les pour qu'elles s'améliorent.
Exemple concret :
Vous déployez un outil d'IA générative pour rédiger les emails clients.
❌ Mauvais : "Voici ChatGPT, débrouillez-vous."
✅ Bon : Formez 3 champions. Organisez des ateliers participatifs. Créez un canal Slack où les gens partagent leurs meilleurs prompts. Célébrez les victoires.
Ça désamorce la peur de "ne plus maîtriser". Parce que vos équipes savent qu'elles ne sont pas seules, qu'elles vont progresser, et qu'elles ont le droit de ne pas tout comprendre du premier coup.
Une dernière nuance à comprendre : Ne confondez pas "hygiène" et "moteur".
C'est la distinction que posent les travaux du psychologue Frederick Herzberg. Il y a deux types de facteurs au travail :
- Facteurs d'hygiène : Ce qui évite d'être malheureux (bon salaire, outils qui marchent, sécurité de l'emploi).
- Facteurs moteurs : Ce qui donne envie de se lever le matin (défi, apprentissage, reconnaissance, autonomie).
L'IA ne doit pas seulement servir à automatiser les tâches ingrates (Hygiène). Elle doit permettre à vos équipes de monter en compétences et de faire des tâches plus intéressantes (Moteur).
Exemple concret :
❌ Mauvais : Automatiser les appels clients (facteur moteur → démotivant pour un commercial)
✅ Bon : Automatiser les notes de frais (facteur d'hygiène → soulagement pour tout le monde)
Si l'innovation ne sert qu'à réduire les coûts, personne ne vous suivra.
Les 3 signaux d'alerte (quand ralentir devient urgent)
Même avec les meilleures intentions, on peut se planter. Voici les 3 signaux qui doivent vous alerter : il est temps de lever le pied.
Signal n°1 : "C'était mieux avant" revient en boucle
Si cette phrase devient un refrain dans vos couloirs, c'est que vos équipes ont perdu le sens. Elles ne comprennent plus POURQUOI vous changez tout le temps. Elles ont l'impression que vous innovez pour innover, pas pour améliorer.
Et quand les gens ne comprennent plus le "pourquoi", ils décrochent.
Signal n°2 : Le silence radio en réunion
Vos équipes ne posent plus de questions. Elles ne proposent plus d'idées. Elles ne s'engagent plus dans les projets. Elles font leurs heures, et elles rentrent chez elles.
Ce n'est pas de la paresse. C'est de l'épuisement. C'est du quiet quitting. Et c'est un symptôme que quelque chose ne va pas.
Signal n°3 : Le départ des piliers
Si vos meilleurs éléments commencent à partir, c'est rarement "pour une meilleure opportunité ailleurs". C'est souvent parce qu'ils n'en peuvent plus du rythme, des changements permanents, de l'impression de ne plus maîtriser leur job.
Regardez vos chiffres. Si votre turnover grimpe de 20-30 % en quelques mois, ce n'est pas "le marché". C'est un signal d'alerte majeur.
Le courage managérial, parfois, ce n'est pas d'accélérer. C'est de dire "non" à une innovation (même si elle est à la mode), pour donner à vos équipes le temps de respirer.
L'hyper-innovation n'est pas une fatalité
L'hyper-innovation ne doit pas épuiser vos équipes. C'est un levier, si vous savez protéger leurs trois besoins fondamentaux : la compétence (former en continu), l'autonomie (co-construire), et l'appartenance (préserver le sens).
La personne qui vous aidera vraiment à "transformer votre entreprise", ce n'est pas celle qui connaît les dernières technos à la mode. C'est celle qui sait écouter ses collègues, identifier les peurs, choisir les batailles, et accompagner le changement.
Et vous, combien de vos salariés sont en Change Fatigue sans que vous le sachiez ?
En direct du blog
Je vous mets en premier les posts qui correspondent à des notions dont on a parlé ici :
- Le secret de Netflix pour transformer 14 000 employés en machine de guerre : La théorie de l'auto-détermination appliquée à un grand groupe. Netflix a une politique "zéro contrôle", et génère 2,8 millions de dollars par employé.
- Le Mythe d'Adam et d'Abraham, ou la théorie des deux facteurs de Herzberg : distinction entre facteurs d'hygiène et facteurs moteurs dans la motivation des salariés en entreprise
- Projets enlisés, maintenance et over-engineering : Plutôt orienté vers les services techniques, mais on y parle de l'erreur de vouloir faire trop bien trop vite, et on vante les mérite des petites itérations.
- Arrêtez de valoriser les heures supplémentaires : pourquoi le présentéisme peut planter votre boîte, et comment LDLC a amélioré sa performance opérationnelle en passant ses 1000 et quelques collaborateurs à la semaine de 4 jours.
Et d'autres articles, moins axés RH, mais intéressants quand même (promis):
- Étude : 23 % des sites de presse français bloquent les robots IA : on a analysé 1132 fichiers robots.txt de la presse française pour comprendre comment les éditeurs se protègent face aux robots d'intelligence artificielle. Une posture encore minoritaire, mais stratégique.
- Claude Opus 4.5 : à l'occasion de la sortie du nouveau modèle LLM d'Anthropic, on s'est demandé comment ce marché allait évoluer.
- Optimiser un planning : pourquoi un LLM n'est pas la bonne technologie : cas pratique fictif (ou presque), où on digitalise la génération de planning pour un hôpital. Ça parle de modélisation de processus, de contraintes légales et métier, et de recherche opérationnelle. On plonge dans l'IA version 1970, et ça marche du tonnerre !